Valère la Galère n'a que peu écrit sur ILV. Il semblerait cependant être un pseudo de pseudo, certainement à cause des histoires sulfureuses et de son style
La princesse au tablier
Je ne suis pas un grand sentimental, mais parfois, je tombe amoureux.
Celle-là, elle avait des yeux à faire pleurer au cinoche, le genre noirs et brillants qui sont faits rien que pour toi. Sa bouche, je l'aurais bien croquée plutôt que les pains aux chocolats qu'elle me servait chaque matin en souriant. Faut dire qu'ils étaient vraiment dégueus, mais elle, qu'est-ce qu'elle était...
Dès lors qu'elle avait été embauchée à la boulangerie, je l'avais remarquée. Elle était pas du genre à exhiber ses nichons pour faire plus de chiffre. C'est pas pour ça que je m'interdisais de les imaginer sous son pull-over et son tablier. Un bon 95c mais discret, sur lequel tu peux t'endormir confortablement, tous les soirs, en faisant de beaux rêves, parce que personne te le piquera. Du coup, je me suis vite imaginé avec elle, à faire des mômes et tout le tintouin. Tous les matins, après le p'tit dej sur le pouce, je mettais une bonne demi-heure à m'en remettre. J'avais des rêves plein la tête, de vacances à la montagne, de dîners romantiques, de famille nombreuse avec papa-maman qui s'aimeront toute la vie... Ouais bon, je me pressais peut-être un peu le citron. Mais faut dire qu'elle ne m'aidait pas : les sourires et les regards qu'elle m'envoyait, c'était pas de la gnognotte, c'était pas genre t'es un client comme les autres. Dans ces yeux, c'est sûr, j'étais à part. Je lui plaisais. Elle avait un coup de coeur pour moi. Pendant une semaine, je me suis torturé le bourrichon, comme ça. Ca ne m'empêchait pas de me tirer régulièrement sur le flingue en pensant à ce que sa bouche pouvait faire d'autre que sourire. Eh ! L'un n'empêche pas l'autre ! J'ai un pote qui me dit souvent : « pas la bouche qui embrasse mes enfants ». Il a rien compris, mon pote : comment veux-tu qu'elle sache prendre soin de tes mômes si déjà elle ne prend pas soin de toi ? Après, je me suis dit qu'il faudrait bien un jour passer à l'action. Le souci, c'est que la boutique était très fréquentée et je pouvais difficilement lui faire du gringue devant ses clients, elle se serait tapé une affiche digne des plus grands navets d'Hollywood. J'ai donc commencé à acheter du pain, beaucoup de pain. Je passais parfois trois ou quatre fois dans la journée. Une pour les chocolatines, une pour la fougasse du midi, une pour la baguette de dix-neuf heures et une pour la baguette de dix-neuf heures trente quand à dix-neuf heures ce n'était pas elle qui servait. Dans ma cuisine, il y avait en permanence une demi-douzaine de pains rassis qui attendaient bien sagement de passer à la poubelle. Mon moment préféré, c'était la fougasse. Elle la réchauffait au micro-onde et du coup, je pouvais passer beaucoup plus de temps à profiter de ses yeux... et de son cul aussi, quand elle faisait l'aller-retour entre la caisse et l'appareil. Un jour, alors qu'elle revenait avec à la main l'immonde tartine grasse, elle sortit l'habituel : « Et avec ceci ?... J'éclatai de rire. - Pourquoi riez-vous ? Vous vous moquez ? - Non, non, pas du tout. C'est cette expression qui me fait rire : « Et avec ceci, ce s'ra tout ? ». - Oui, bon, je ne réfléchis pas, je dis ça par habitude. - Vous ne m'avez pas compris. Je m'explique : il y a une chanson d'un groupe qui s'appelle Java, un groupe de hip-hop. Le refrain est basé sur cette expression. Ca parle d'une boulangère, justement. Vous la connaissez ? - Non, c'est bizarre, j'écoute beaucoup de hip-hop mais je ne connais pas ce groupe. Comment dites-vous ? Je chercherai sur internet. Je sautai sur l'occasion : - Pas la peine de chercher, j'ai le CD à la maison. Je vous le ramène dans l'après-midi. - Mais je n'ai rien pour le lire ici. - Pas de souci, vous pourrez l'emporter et l'écouter tranquillement chez vous. Je vous le prête bien volontiers.
Petite parenthèse culturelle : sache, cher lecteur, que Java est un groupe de « rap accordéon » et que la chanson « ce s'ra tout ? », raconte l'histoire d'un homme qui tente en vain de faire comprendre à une boulangère son intérêt pour elle par une succession de jeux de mots en rapport avec ce qu'on peut trouver dans une boulangerie. Je t'invite, cher lecteur, à t'y reporter.
De retour au bercail, le boîtier de CD sous les yeux, j'ai hésité longuement avant de me décider à insérer un petit mot sous la galette. Finalement, je l'ai fait. Ca disait :
Pardonnez mon audace, mais je crois être dans l'incapacité totale de continuer à vous acheter du pain dans ces conditions. Chaque jour, je brûle d'envie de vous inviter à boire un verre pour que nous fassions connaissance. Accepteriez-vous ? A quelle heure finissez-vous votre service, en général ? Si vous ne le faites pas pour vous, ou pour moi, faites le au moins pour les bonnes finances de votre boulangerie.
Valère.
Puis, quelque peu tremblant, je suis allé porter ce cheval de Troie à la princesse au tablier. Sa façon insistante d'infiniment me remercier m'a fait croire un instant qu'elle avait pu lire le mot au travers de la boîte et que j'avais déjà gagné. Pendant la semaine qui a suivi, elle n'en a touché mot. Elle faisait comme si rien ne s'était passé, comme si elle n'avait rien lu ni rien écouté. Alors, j'ai commencé à douter, malgré les merveilleux sourires qu'elle continuait à m'accorder. Peut-être avait-elle trouvé ma démarche un peu trop rentre-dedans. Ou peut-être qu'elle faisait durer le plaisir, tout simplement, en jouant avec moi. Je ne pouvais pas lui en vouloir : faire mariner ainsi un admirateur doit être extrêmement excitant pour une femme. A la fin de la semaine, quand-même, je ne tenais plus en place. Il fallait que je sache. - Comment avez-vous trouvé l'album que je vous ai prêté ? lui ai-je demandé innocemment, un matin. - Oh, à chaque fois je l'oublie ici. Je n'ai pas encore pu l'écouter. Vous êtes pressé de le récupérer ? - Non, pas du tout. Prenez votre temps, répondis-je tout en brûlant d'impatience.
Trois semaines ont passé ainsi. Toujours pas de nouvelles de la chanson, toujours pas de nouvelles du petit mot. Parfois, elle me disait : - A chaque fois que je vous vois, ça me fait penser que j'ai votre CD et qu'il faudrait peut-être que je l'écoute. Alors, j'ai changé mon fusil d'épaule. Puisqu'elle mettait si longtemps à faire entrer le cheval, il fallait à mon tour que je force le barrage. J'ai établi une stratégie : la rencontrer fortuitement à sa fin de service et lui dévoiler ma flamme en direct. Seulement voilà, ça ne pouvait pas être "par hasard". Il fallait que je connaisse ses horaires. Pendant les mois de Novembre et Décembre, j'ai donc noté sur un petit carnet, à chacun de mes passages devant la vitrine de la boulangerie, l'heure à laquelle j'étais passé ainsi que sa présence ou son absence. A partir de cette base de données, j'ai pu reconstituer l'agenda hebdomadaire probable de la belle. Un samedi de Janvier, j'ai tenté ma chance. D'après mes calculs, elle devait sortir à 15h30. Je suis passé devant la boulangerie une première fois, puis une deuxième fois, cinq minutes plus tard, puis une troisième fois après avoir patienté un quart d'heure à l'abri des regards. Elle était toujours à l'intérieur, en train de servir. Je me suis dit qu'elle était sûrement en train de faire des extras ou qu'elle se faisait exploiter par son ignoble patron que je détestais déjà. Alors, j'ai attendu longtemps, très longtemps. J'étais le plus pitoyable des amoureux, transis par le vent glacial de l'hiver. Je m'étais planté derrière un coin, au bout de la rue. Je faisais les cent pas en vérifiant à chaque demi-minute si elle n'était pas encore sortie. J'étais prêt à jaillir de ma cache, puis feindre de marcher tranquillement devant la boulangerie, comme si j'étais là par hasard. Je crois que je suis resté environ trois heures planté dans le froid avant de renoncer : j'avais dû me tromper d'horaire, ou son emploi du temps n'était pas régulier. Je suis rentré chez moi, me suis emmitouflé dans mes draps et suis tombé gravement malade, à tel point que j'ai dû rester cloué au lit pendant deux semaines, manger des soupes matin midi et soir et recouvrir en permanence mon corps d'une dizaine de bouillottes brûlantes. Quand je fus rétabli, j'ai pris mon courage à deux mains et je suis allé la voir directement dans sa boulangerie. J'ai attendu qu'il n'y ait plus de client, je suis entré, et je lui ai dit : - A quelle heure finissez-vous . - Vingt heures, pourquoi ? - J'aimerais prendre un verre avec vous, osai-je. - Oh, c'est gentil ça. Mais, vous savez, entre le boulot, les trajets en RER... je n'ai pas vraiment le temps. Ca me fait penser d'ailleurs que je n'ai toujours pas écouté le CD que vous m'avez prêté. - Justement, j'y avais glissé un mot dans lequel je vous disais souhaiter faire votre connaissance. Vous me plaisez beaucoup, vous savez. - Je ne sais pas quoi répondre... Ca me fait plaisir, mais... je ne suis pas disponible. Je vis avec quelqu'un. Désolée... Ecoutez, j'écouterai votre CD ce soir, je lirai votre mot et je vous rendrai le tout demain. - Oui, merci, fis-je, complètement abattu.Je repasserai un autre jour.
Il me fallut un mois pour faire le deuil de la princesse au tablier. Je n'arrivais plus à grignoter la moindre baguette. Je n'avalais plus que des céréales au petit déjeuner. Ni tartines, ni pains au chocolat. J'évitais de passer devant la boulangerie. Pour cela, je faisais un détour de cent cinquante mètres qui me faisait arriver en retard au boulot. Puis, un matin, j'eus de nouveau envie de chocolatines. J'étais guéri. Je ne pensais plus à elle. Le coeur léger, je suis entré dans la boutique, avec la ferme intention de récupérer mon CD. C'était une petite jeunette qui servait. - Vous ne savez pas quel jour travaille la jolie petite princesse aux yeux et cheveux noirs ? demandai-je à cette toute nouvelle boulangère. Elle a un tablier bleu. - Vous voulez parler de Sonia ? - Oui... enfin peut-être... je ne connais pas son prénom. Je lui ai prêté un CD et j'aimerais le récupérer. - Je pense que vous n'allez jamais le revoir votre CD. Elle ne travaille plus chez nous. Le patron a trouvé qu'elle n'était pas très sérieuse. Elle avait la tête ailleurs, surtout ces derniers temps. Une histoire d'amour, je crois... Bref... Vous voulez ? - Deux pains au chocolat, dis-je machinalement, perdu dans mes pensées. La jeune boulangère se pencha dans la vitrine pour attraper les deux viennoiseries. La lampe à néon du dessus fit lumière sur un décolleté à la profondeur abyssale. Relevant soudainement la tête, elle me lança un regard ravageur et dit d'une voix sensuelle : - Et avec ceci, qu'est-ce que je vous sers ?... La baguette ?*
(* Emprunté à la chanson de Java, "Ce s'ra tout ?")
Dernière modification le : 28/12/2009 @ 08:57
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